Le vol CW6007 - Dernier chapitre


Ainsi s’achève mon aventure, au pied de la plus haute falaise de Pink Island. Encore aujourd’hui, je suis incapable de trancher : aurait-il mieux valu que je périsse avec les deux cent soixante autres passagers du vol CW6007 ? A cet instant, si je me jetais dans le vide pour en finir une bonne fois pour toute, qui me regretterait ? Angelina n’a pas hésité une seconde, elle l’a fait. Je maudis ma lâcheté. Je n’ai même pas le courage de me pencher pour regarder le corps d’Angélina, gisant sur le sable. A quoi bon ? Je le sais, sur la manche décousue de son chemisier tâché de sang, les fils d’une fine broderie s‘effilochent…Quelques lettres, un « C », vestige d’un « Caraïbes Airlines ». Je me souviens à peine si ce vol fut le mien. Ma mémoire me joue à nouveau des tours. Je n’arrive toujours pas à me rappeler le dernier livre que j’ai tenu entre mes mains. Doux bruit de la page que l’on tourne, effroyable crépitement des feuillets que l’on brûle. Pourquoi Angélina a-t-elle brûlé une bible, avant de se suicider ? Lâchement je recule de quelques pas pour observer le petit tas de cendres. Kate Skygall dépose un livre à la reliure de cuir à mes pieds.
Maud, c’est un objet extrêmement rare. Si Angélina...
Je dévisage Kate Skygall. Je la vois pour la troisième fois. Désormais, elle ne me fait plus peur. La peur m’a quittée. Je vais l’écouter, uniquement. Si elle est là, c’est bien pour cela, me parler de « Black October ». Des années qu’avec les six rescapés du crash, je l’ai attendu cette satanée vérité ! Vais-je enfin savoir ce qui s’est réellement passé en octobre 2015 ?
Vous êtes bien plus forte que ne l’était Angélina. Je vais tout vous expliquer et ensuite vous me suivrez bien sagement…« Black October » restera la plus sombre des pages de l’histoire de l’Humanité. C’est étrange, en y repensant, l’été 2015 avait été particulièrement chaud en Australie. Un signe, probablement. La petite fille habitait Sydney et se prénommait Lauren. En trois jours, la fièvre l’a emportée. Ses quatre frères décédèrent la semaine suivante. Un mois plus tard, c’était le chaos planétaire. La fièvre mortelle se propageait à une vitesse fulgurante ! Les plus faibles mourraient en moins d’une semaine, dans d’horribles souffrances. Pire, ceux qui échappaient à la mort se retrouvaient atteints de stérilité. Enfin, cela nous l’avons compris plus tard. C’est à la fin septembre que des journalistes de la BBC ont pointé du doigt la contamination probable par le papier. Une trainée de poudre a surfé sur le net. Tous les habitants de la terre tenaient enfin leur coupable. Le 5 octobre, des feux embrasèrent les rues de Washington puis celles de Dallas. A Paris, la grande bibliothèque de France fut littéralement vandalisée, dans la nuit du 8 au 9 octobre. Ceux qui brûlaient les manuscrits, voyaient dans cet acte une forme de vengeance. Celui qui avait perdu prématurément un parent, voulait être à l’origine d’un bûcher, quel qu’il soit. Fracturant les lieux publics, touchant à main nue les livres, des hommes fous de désespoir bravaient la contamination pour tout détruire, journaux, revues, grimoires…et moi, j’avais onze ans à peine…
Vais-je vomir ou retenir ma bile ? Le papier ! Je hais Skygall. Au-delà de son visage inexpressif, je ne perçois pas l’innocente enfant, qu’elle annonce avoir été. Comment le pourrais-je ? Elle a commandité les meurtres de trois personnes, sans faire preuve de la moindre compassion. A plusieurs reprises, Pedro Santil avait évoqué Black October et ce, lorsque nous étions au milieu des ruines sur la route de Pink Island. Il savait tout et elle l’a fait assassiner.

_Une panique indescriptible. Même les malades n’ont plus été soignés dans les hôpitaux. Le personnel soignant n’assurait plus aucun service. Seuls les plus fortunés pouvaient espérer recevoir des soins dans des cliniques privées.
Des frissons courent le long de mon dos. La Clinique Sainte Catherine avait été une de ces cliniques pour privilégiés, évidemment. Je comprends enfin la signification des plaques tombales dans le cimetière à proximité de l’institution, les dates gravées dans le marbre : octobre, novembre, décembre 2015…

_Quant à l’économie mondiale, une faillite planétaire. Tout contact physique, même ultra protégé, devenait extrêmement risqué. Les billets de banque ont très vite été incriminés. Passant de main en main, un billet touché par une personne infectée diffusait la maladie à un quidam. Le plus effarant, plusieurs mois après avoir été manipulé par une personne malade, le papier restait toujours contaminant.
Je frissonne en repensant aux quatre documents que j’avais dénichés avec Arald à Blue Bay. Et ce maudit journal datant du 4 novembre 2014, je l’ai touché. Suis-je moi aussi contaminée ?
Très vite, des équipes sanitaires composées d’individus gantés, masqués, vêtus de combinaisons blanches et armés jusqu’aux dents, ont transportés dans des fourgons blindés des parchemins vers des bibliothèques aseptisées…Le Savoir, bien plus précieux qu’une vie ! Nous ne l’avons pas perdu ce merveilleux Savoir, nous avons uniquement rangé aux oubliettes un support qui tentait de toute façon à disparaître.
Je songe aux ardoises qui m’avaient servie de support, archaïque mais oh combien efficace ! J’ai griffonné mille mots d’amour à la craie. Sans les bouquets de fleurs des champs, j’aurais probablement sombré. Hubert me manque atrocement. Il ne peut pas avoir péri en mer, pas lui. Je récupère le livre posé à mes pieds et le serre fermement contre ma poitrine, pour conjurer le mauvais sort. Je regarde Skygall droit dans les yeux. Ses fines lèvres se plissent.
N’ayez aucune crainte ce livre est inoffensif. Le papier n’est plus contaminant depuis une dizaine d’années.
Ainsi, le journal qui enveloppait la bouteille de Saint Emilion ne nous a pas contaminés, ni moi, ni Arald. D’ailleurs, l’ai-je réellement touché ? Nous avions si froid. L’hiver était si rude. Je la laisse me prendre la main, sans résistance, aucune.

_ Maud, nous devons y aller, le temps nous est compté. Angélina est morte. Mais vous…je vous jalouse terriblement. Vous êtes d’une beauté outrancière et…non infectée. Vous avez toujours été la plus prometteuse des trois.
Je ne l’écoute plus. Des pans de ma vie à Pink Island me reviennent par flash. La douce Elsa aux doigts de pianiste et la frêle Angélina inconsolable à jamais. Je retiens une larme en songeant à Angélina. Son enfant et son mari décédés dans le crash, elle s’est retrouvée perdue sur l’île, tout comme moi mais avec une douleur si présente. C’était il y a si longtemps… Aujourd’hui, je vais suivre Kate Skygall et elle le sait. Je vais la suivre parce qu’en 2014, une adolescente muette, prénommée Maud, est officiellement décédée dans le crash du Vol CW6007 au-dessus de l’Océan. Je vais la suivre parce que dans quelques jours, une femme de trente ans va naître à nouveau.
Maintenant, je me souviens du dernier livre que j’ai tenu entre mes mains, un recueil de poésies, les « Poèmes saturniens ». Une citation de Verlaine me revient en mémoire :
« _Bah ! Malgré les destins jaloux,
Mourrons ensemble, voulez-vous ?
La proposition est rare.
Donc mourrons
Comme dans les Décamérons. »

FIN


Publié le 18 août 2014

0 vote



L'auteur

Simone Ansquer

Âge : 62 ans
Situation : Célibataire
Localisation : Saint-Pierre-Quiberon (56) , France
Profession : Conseillère entreprise
Voir la fiche de l'auteur