Gouverneur Général Lépine
Gouverneur-Général-Lépine
Des portugais, tendant bouteilles ou verres d’eau, tranches de pain, parfois un bol de soupe, nous avaient accueillis sur le quai de la gare. Ceux qui n’avaient jamais cessé de gémir dans le wagon, ceux qui n’étaient pas morts pendant le transport, ceux qui tenaient encore debout, descendus avec moi, s’étaient précipités sur ces merveilleux cadeaux.
Pas l’homme en bleu.
Ni tant d’autres. Qu’avait-on prévu pour eux ?
Qu’allait-il devenir ?
Face à notre colonne humaine décharnée, épuisée, un paquebot bouchait l’horizon. Impressionnant. Long, une unique cheminée en son centre. Sur son flanc : « Gouverneur Général LEPINE ». Il appartenait à la Société Générale des Transports Maritimes ; un peu de la France nous attendait.
Je suivis, moins lasse, le cortège d’hommes et de femmes mus par l’espoir ; comme eux, l’air marin, les vivats et les nourritures des portugais m’avaient excitée. Les uns derrière les autres, nous titubions. Jean calmait mon impatience. Il essayait.
Je n’avais de cesse d’aspirer toute la fraîcheur, toute l’haleine de la mer même chargée des écharpes cendreuses des fumées qui auréolaient le bateau. Je voulais sortir des miasmes du wagon espagnol. Je fus à bord presque sans m’en apercevoir.
On nous attribua une cabine. Une boîte avec un petit hublot. Nous laissâmes tomber nos sacs, et nous écroulâmes sur les couches. Deux banquettes de bois, étroites, sur lesquelles était posée une couverture. Moment d’intense abandon.
Puis nous nous installâmes n’osant croire à un tel confort. Le soleil couchant égayait le lieu. Après le train fantôme, cette cabine paraissait presque luxueuse. Là, pas de râles, pas d’homme en bleu, pas de relents d’urine, de remugles de sueur. Pas d’exhalaison de peur. Nous deux.
Le bateau vibrait, ses moteurs agaçaient. Par le hublot je regardais l’eau, ses reflets.
Enfin, les moteurs ronflèrent, bruyants, suivis du mugissement de la sirène : nous quittions Setubal et le Portugal. Vite, nous grimpâmes sur le pont, saluant de la main tous ceux qui nous regardaient partir vers l’Afrique du Nord, tous ceux qui avaient partagé les souffrances, tous ceux « qui ne valaient qu’un sac de blé »… tous ceux qui nous rejoindraient peut-être...
Lorsque les côtes portugaises furent assez éloignées, hors l’équipage, nous fûmes tous réunis sur un pont. On nous rendit nos papiers.
Nous étions libres.
Libres en plein océan.
Libres de mourir en mer.
On nous fit part de l’itinéraire.
Le Gouverneur-Général-Lépine passerait d’abord à Gibraltar ; c’est seulement après qu’il nous conduirait à Casablanca. Ensuite, il poursuivrait son chemin en remontant sur Tanger et à nouveau à Gibraltar.
Le gros paquebot reprendrait alors en sens inverse la même route pour rejoindre Setubal et faire son plein d’Evadés de France… si les allemands n’intervenaient pas.
Jean hésitait. Tanger ou Casablanca ? Il ne savait pas où il serait plus aisé pour lui de rejoindre son régiment… Il verrait à Gibraltar ou bien, peut-être... Ou bien, il n’aurait pas le choix.
Nous nous regardâmes. Tant de souvenirs en commun. La neige, la prison, le train, l’homme en bleu. Six mois déjà.
Tanger ? Casablanca ? Nous savions la suite.
Jean savait que je voulais divorcer. Il savait aussi que je ne referai pas ma vie avec lui. Il savait combien je l’aimais et combien je lui étais reconnaissante de sa présence durant ces longs mois. Il savait surtout que ma fille était ma seule raison de vivre.
Moi, je savais qu’il m’aimait. Je savais qu’à Oran, Tanger ou Casablanca, je le laisserai partir. Qu’un trou douloureux et sans fond se creuserait dans mon univers.
Casablanca. Le mieux pour rejoindre mon mari et ma fille.
Partis le 30 avril je calculai que nous pourrions être à Casablanca le 3 ou 4 mai au soir.
Ce navire était le premier à se charger d’autant d’Evadés de France et d’autant de soldats dont beaucoup d’officiers comme Jean qui allaient en Afrique du Nord rejoindre l’armée de De Gaulle.
Le commandant nous avait avertis : le Gouverneur-Général-Lépine était un pied de nez à l’armée allemande… pied de nez qui pouvait se retourner contre nous. Le Sidi-Bel-Abbès avait été coulé quinze jours plus tôt, torpillé par un sous-marin ennemi. … Nombreux officiers et tirailleurs congolais avaient péris au large d’Oran. Le risque était grand, la vigilance une survie.
Le Sidi-Bel-Abbès… J’avais fait ma première traversée sur ce bateau, et ma première rencontre avec Jean. Mon émotion était visible. Jean me serra encore une fois tendrement dans ses bras. Il savait.
Le paquebot allait son train. Des hommes fixaient sans cesse les profondeurs de l’océan tandis que d’autres avec Jean, fouillaient l’horizon.
La première nuit fut angoissante. Odeur de peur. Bruits de pas. Pleurs. Cris.
Je ne pus dormir.
Jean arpenta tardivement le pont du navire complètement noir.
Comment le paquebot se guidait-il sur l’océan ? Avancions-nous ?
Jean revint. Il s’assit tout près de moi. Il chuchotait. « …Nos dernières nuits ensemble, oublier l’amour pour ne se souvenir que du voyage, penser à ma fille, exclusivement… » Mon corps en réponse à cet au-revoir se tendait vers cet homme adorable.
Notre séjour sur le Gouverneur-Général-Lépine devant durer, nous prîmes quelques habitudes. Souvent sur le pont, bien couverts, l’air salé nous lavait des dernières heures sur terre, des odeurs pestilentielles du train encore accrochées à nos cheveux.
Si près mais déjà éloignés l’un de l’autre, nous parlions peu. Nous ne bâtirions pas l’avenir ensemble, la guerre, la vie, nous séparaient.
Pouvais-je divorcer comme je l’avais souhaité ? J’étais partie à Vouzeron pour cela, je revenais pour cela… Ce voyage vers la séparation méritait-il d’être vécu ? Traverserai-je cette dernière frontière ? Et la guerre dans tout cela ?
A quelques centaines de nœuds de Casablanca, il m’était impossible de décider. Ma prochaine destination était une petite fille. Ma fille, ma Juliette. Serai-je arrivée pour souffler avec elle ses dix bougies ?
Comme prévu, on fit escale à Gibraltar. La menace allemande s’affirmait. L’inquiétude grimpa d’un cran.
Presque invisible vu de la mer, le port, étonnamment calme, abritait une multitude de bateaux. Des navires de guerre s’y ancraient aussi, à l’abri des torpilles allemandes. Le commandant nous fit faire des exercices de sauvetage qui nous aidèrent à passer le temps. Chacun fut muni d’un gilet, endossant du même coup la peur.
Il avait fallu aux autorités plusieurs heures pour nous constituer une escorte et anticiper les mouvements de l’ennemi.
Le 5 mai nous quittions Gibraltar. Les risques étaient au maximum. J’avais l’impression que comme un banc de requins alertés par l’odeur du sang, les sous-marins allemands nous guettaient.
Fier pourtant, le Gouverneur-Général-Lépine allait plein sud. Les escorteurs collaient presque ses flancs. Tout le monde avait les yeux braqués sur la surface de l’eau, l’oreille tendue. Certains savaient exactement ce qui était à craindre, d’autres ignoraient quelle forme aurait la mort et regardaient sans voir, écoutaient sans entendre. Je ne sentais pas mes larmes couler, le vent les séchait. Etre si près du but, et si vulnérable.
Les côtes marocaines étaient visibles. La nuit, les phares tremblaient de signaler à l’ennemi les villes proches.
La dernière nuit. Jean me rejoignit dans notre cabine. Nous ne parlions pas. Nous avions tout dit.
Il s’allongea près de moi, me prit dans ses bras. Son étreinte fut douce, longue, tendre. Je me perdais dans son corps, dans sa chaleur, dans son amour.
C’était la dernière fois.
Je me calai contre sa poitrine, apaisée et sereine. Puis, quand l’est s’éclaircit, je m’assoupis.
Je réalisais qu’on arrivait. Que j’arrivais au bout de mon voyage.
Lorsque les passerelles furent posées, j’avais quitté Jean.
Une foule en liesse nous attendait. Nous étions les premiers Evadés de France à débarquer.
Sur le quai noir de monde, une haie militaire se fit : un général résident venu de Rabat était chargé de nous accueillir. Avec tous les honneurs. Notre arrivée était une victoire.
Nous descendîmes en longues files de regards las, attentifs. Les visages autour de moi se mêlaient, s’emmêlaient. Reconnaîtrai-je quelqu’un ?
Déjà loin du Gouverneur-Général-Lépine, avançant seule et impatiente vers le bout du quai, entre ces haies humaines qui s’effilochaient, je les vis !
Tous les deux !
Elle lui donnait la main, écarquillant ses grands yeux, me cherchant, me guettant. Lui, paisible, inquiet seulement de me rater. Cet homme que j’avais envie d’embrasser, ou de gifler, et que je n’aimais pas.
Je m’approchai, incrédule. Mes yeux brûlaient de ne pas quitter leurs silhouettes. Des têtes, des bras nous cachaient l’un l’autre. Mais mon regard pesait si lourd sur eux, qu’ils me virent enfin.
Juliette courut dans mes bras au risque d’être emportée par la foule. Je la soulevai, l’embrassai, l’étreignis.
Je ne la lâcherai plus.
Guy nous enlaça.
Je n’expliquai rien. Je pleurais chuchotant inlassablement le prénom de ma fille retrouvée.
Nous étions le 6 mai 1943.
Quelles frontières me restait-il à franchir ?
Le soleil brillait dans le bleu des yeux de Juliette. C’était le bout du monde.
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