À deux doigts de la solution
En entrant dans le bureau du commissaire, Jeannette n’eut même pas de haut-le-cœur ; elle avait donc fini par s’habituer à l’odeur de transpiration qui la gênait tant au début de son affectation. À croire que son estime grandissante pour son patron avait eu raison de ses considérations olfactives.
— Commissaire, vous avez reçu un fax du procureur !
— Un fax ? Mais qui envoie encore des fax de nos jours ?
— Le procureur, Commissaire.
Le commissaire Beffroi fit l’effort de déplacer ses cent quinze kilos pour attraper la feuille que lui tendait sa secrétaire. Rien que ça le mit un peu plus en nage.
— Il va vous dire d’arrêter vos investigations, Commissaire, il va conclure à l’accident et vous demander d’utiliser vos compétences à résoudre de vraies enquêtes.
— Comment vous savez ça, Jeannette ? Qui vous l’a dit ?
— Sa secrétaire, Commissaire. Et… le fax…
Beffroi s’affala dans son fauteuil, dont Jeannette se demandait bien comment il pouvait résister à ce genre d’assaut, et prit connaissance du message du procureur : « …arrêter vos investigations », « …conclurons à l’accident », « …résoudre de vraies enquêtes », tout y était, en effet. Avec le « vraies » de « vraies enquêtes » en italique. Ben voyons.
— Mais ce n’est pas un accident !
S’il n’avait pas laissé toutes ses forces dans ses « investigations » qu’il menait depuis plusieurs semaines déjà, Beffroi aurait joint à l’agacement un geste rageur, genre coup de poing sur la table qui lui servait de bureau. Mais la lassitude l’emportait, et même dans sa phrase, il n’avait mis qu’un point d’exclamation au lieu de trois.
— Je sais, Commissaire, je sais.
— Je sais qu’elle l’a tué. J’en suis persuadé. Elle l’a tué, c’est sûr.
— Je sais, Commissaire, je sais.
— Elle a le mobile, elle a l’accès, elle a le tempérament, elle a…
— Elle a un alibi.
— Oui, je sais, Jeannette, je sais.
Sophie Desmotes avait un alibi. Il n’y a bien que ça qu’elle avait qui l’empêchait d’être inculpée pour meurtre. Le procédé, Beffroi avait réussi à en faire son affaire, et le mobile était évident : percevoir la prime de l’assurance-vie de son mari avant que celui-ci ne demande le divorce pour adultère. Et elle allait y parvenir ! Car Beffroi n’était pas arrivé à prouver que ce n’était pas un accident.
L’alibi, Beffroi avait tout fait pour le faire craquer, sans succès. Il avait tenu bon, le Jean-Michel ! Et la très riche veuve éplorée allait pouvoir refaire sa vie avec son amant. Pas une faille ne s’était présentée dans laquelle le commissaire Beffroi se serait engouffré, lui et ses cent quinze kilos, sûr qu’elle se serait élargie, la faille !
Le crime parfait. Il était en présence du crime parfait. Celui qui hanterait à jamais le reste de sa carrière.
Eh bien, soit ! Concluons à l’accident !, se dit-il en congédiant Jeannette. Après tout, pourquoi pas ? Bruno Desmotes se lève à cinq heures du matin et décide de se faire cuire des œufs. Comme il n’est pas très bien réveillé, il en laisse un lui échapper et, en voulant attraper de quoi essuyer sa bêtise, il glisse et se fracture le crâne contre le plan de travail. L’accident bête.
Faut quand même être un peu con pour marcher là où on vient de faire tomber un œuf, mais Bruno Desmotes était peut-être un peu con... Mais pourquoi tout nu ? Pourquoi était-il tout nu ?
C’est la première question que le commissaire Beffroi s’était posée en arrivant sur les lieux, et dans la théorie de l’accident, elle ne trouvait pas de réponse.
Finalement, il était presque soulagé de passer à autre chose, à une « vraie enquête », et comme toujours dans pareil cas, pas mécontent de devoir ranger son bureau. Plus une affaire était longue et difficile, plus son bureau était un vrai foutoir. Comme la femme de ménage devait éviter de toucher à quoi que ce soit, de peur que le déplacement d’un post-it ait une conséquence tragique sur l’avancée de la réflexion de l’enquêteur, se trouvaient mêlés aux rapports d’autopsie et autres dépositions de témoins des gobelets de café vides, des emballages de sandwichs entamés et les boîtes de Nicorette qui lui évitaient de perdre son temps en pauses clope depuis qu’il n’avait plus le droit de fumer dans son bureau.
Donc, en bon élève du procureur, il se mit à regrouper les différents éléments en rapport avec l’affaire Desmotes et à les ranger dans une boîte étiquetée par Jeannette « affaire Desmotes ». Bien sûr, il ne put s’empêcher de relire chaque document avant de le perdre de vue à tout jamais.
« L’heure de la mort est située entre 5 heures et 5 heures 40 le mardi 8 avril. » Cette information, Beffroi l’avait fait vérifier en demandant l’examen par un deuxième légiste. « La cause du décès : fracture de l’occiput et de la vertèbre atlas ayant entraîné… » Beffroi s’en foutait un peu. « Nous sommes partis le dimanche vers 15 heures, nous avons pris notre avion à Roissy à 18 heures 10 et nous sommes arrivés en début de soirée à notre hôtel de Djerba. Nous n’avons pas quitté l’hôtel de la semaine, et même, nous n’avons pas beaucoup quitté la chambre si vous voyez ce que… » Beffroi voyait très bien ce qu’il voulait dire, le Jean-Michel.
Venaient ensuite les photographies, celle de la victime d’abord : un type au physique peu avantagé, court sur pattes, rondouillard, fade. Les seules choses qui mettaient de la couleur à sa physionomie, c’était le jaune à ses pieds et le rouge à sa tête. Puis, celle de la principale suspecte aux yeux du commissaire : Sophie Desmotes. Un physique quelconque que rehausse une poitrine avantageuse. De longs cheveux blonds, raides et filasse, des petits yeux marron, un nez pointu, des lèvres pincées. Il l’a tellement vue ces derniers temps, qu’il pourrait la dessiner les yeux fermés.
C’était à prévoir, ce dernier examen des matériaux de l’enquête n’avait pas fait davantage apparaître de « faille ». Rien ne transparaissait dans ces témoignages de voisins qui n’avaient jamais vu Bruno Desmotes se promener tout nu ni partir à l’heure où blanchit la campagne faire un jogging. Pas plus que dans les dires de ses collègues qui ne lui voyaient aucune raison d’arriver plus tôt que d’habitude au travail ce mardi-là. Rien à remarquer dans toutes les photos que l’alibi Jean-Michel avait ramenées de son escapade tunisienne. Si ce n’est qu’il n’est pas très bon photographe : sur chaque cliché, Sophie Desmotes a les yeux fermés ou elle tourne la tête.
Le commissaire Beffroi referma la boîte à archives, remplit sa corbeille à papier qui débordait déjà, fit un petit tas avec les miettes qui traînaient çà et là, qu’il jeta aux oiseaux en ouvrant la fenêtre. Ça ne fait pas de mal d’aérer un peu, pensa-t-il. Il ne lui restait plus qu’à oublier cette histoire et à se jeter à corps perdu dans la suivante. Tant pis pour la suivante.
— Jeannette ?
Il attendit. À la vue du bureau rangé, mais surtout de la fenêtre ouverte, elle sourit.
— Oui, Monsieur ?
— Jeannette, c’est quoi, ce colis sur mon bureau ?
— Je ne sais pas, Monsieur.
— Jeannette, ce n’est pas moi qui ai mis ça là, c’est donc forcément vous, faites un effort de mémoire !
— Oui, Commissaire. Eh bien… Si, ça y est, c’est le colis qu’on a déposé pour vous lorsque vous étiez parti à l’enterrement de ce pauvre monsieur Desmotes. Je vous l’ai dit quand vous êtes revenu, mais vous étiez tellement agacé que…
— Oui, c’est bon, Jeannette, je me souviens. Vous pouvez disposer.
— Oui, Monsieur le Commissaire.
« Ce pauvre monsieur Desmotes » ! Le commissaire Beffroi ruminait gentiment contre sa secrétaire trop sensible tout en ouvrant ce colis, qui, vraisemblablement, se trouvait depuis un moment sur son bureau. Un peu comme le nez au milieu d’une figure, il était trop gros pour qu’il l’ait vu.
Il n’y avait pas d’adresse d’expéditeur. Pas de lettre à l’intérieur. Seulement, au fond du paquet, une photo. C’était une photo de famille, un anniversaire à en juger par le gâteau et les bougies. En reconnaissant sur le cliché les parents de Sophie Desmotes, un couple qu’il avait interrogé à deux reprises et qu’il avait quitté avec la désagréable sensation qu’il lui cachait quelque chose (mais quoi ? Qu’auraient-ils pu savoir ? Ils ne savaient déjà pas pour l’amant…), Beffroi eut comme première pensée de ranger la photo avec les autres dans la boîte à archives. Mais une petite voix intérieure, à qui Beffroi avait donné le nom de conscience professionnelle, arrêta son geste.
Les parents. D’autres gens, inconnus au bataillon. Bruno Desmotes de son vivant. À côté de lui, Sophie Desmotes. Et à côté de Sophie Desmotes, un miroir ? Non. La même. La même avec des yeux verts, qui fait coucou à l’objectif.
Au dos de la photo, quelques mots à la main : « La Roche-sur-Yon, les 33 ans de Sophie et Solange ».
Beffroi se leva d’un bond, renversa sur la table qui lui servait de bureau le contenu de la boîte à archives. Une à une, il examina toutes les photos que l’amant alibi lui avait confiées. Sur aucune d’entre elles on ne pouvait voir la main gauche de l’intéressée.
Il saisit sa veste au passage et sortit en courant de son bureau. S’arrêtant au niveau de celui de sa secrétaire, essoufflé, il lui lança :
— Jeannette ! Jeannette ! Elle a une jumelle ! C’était pas Sophie Desmotes en Tunisie ! C’était Solange. Prévenez le procureur !
Avant d’avertir la hiérarchie, Jeannette voulut comprendre ; elle entra dans le bureau de son patron. Elle referma la fenêtre avant que tous les papiers étalés sur la table ne s’envolent. Elle se saisit de la photo qu’un coursier avait déposée le jour de l’enterrement de ce pauvre monsieur Desmotes. Une photo d’un anniversaire. À côté de Sophie Desmotes, une femme en tous points identique, si ce n’est qu’elle a les yeux verts et qu’il lui manque deux doigts à la main gauche.
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