A vif...
Cassandra récupère rapidement ses effets personnels strictement alignés dans le petit bac poussé devant elle par l’agent de police. Sortir de cet endroit…Respirer de l’air frais…Elle étouffe…A besoin de se sentir libre. Ces quelques heures passées dans une geôle semblent avoir duré une éternité…Une éternité ressemblant étrangement à l’idée qu’elle se fait de l’enfer. Et le diable, cet homme qu’elle avait aimé, avait pris de multiples visages ces dernières vingt-quatre heures, manipulant tant et si bien, grimant la réalité, masquant sa personnalité de détraqué, la faisant passer, elle, pour une personne ignoble, limite borderline, jusqu’à la faire suspecter d’un crime…
Cassandra prend une grande inspiration dès qu’elle se retrouve sur le trottoir devant le commissariat. La brise de ce matin d’automne traverse son léger chemisier. Elle frissonne et enfile son perfecto. Jules attend, près de la voiture, sans un mot. Contre toute attente, elle traverse la rue et va s’assoir dans le parc, au pied d’un grand orme. Elle se déchausse et pose ses pieds nus dans l’herbe perlée par la rosée du matin. Elle respire profondément, s’imaginant s’enraciner dans le sol par ses voutes plantaires. Elle savoure chaque seconde de cette liberté qu’elle a tant désirée depuis un an. Une année entière…trois cent soixante-cinq jours…à chercher un moyen de se libérer de…Lui, ce démon qu’elle avait aimé au point de ne pas remarquer les détails qui auraient dû l’alerter. Puis, l’étau s’était resserré sur elle et elle s’était retrouvée piégée…Seule…Isolée…Face aux réactions volcaniques de Lui…Celui qui s’attachait à détruire la moindre parcelle de ce qu’elle était. Cassandra pose les paumes de ses mains contre le tronc de l’arbre tout proche. Donne-moi de ton énergie, murmure-t-elle, ces dernières vingt-quatre heures ont été épuisantes. Je suis vidée et enfin…LIBRE !
Au bout d’une bonne demi-heure, Cassandra enfile ses santiags, traverse de nouveau la rue, et monte à bord de l’Audi noire. Jules s’installe au volant et démarre. Où va-t-on ?
Chez toi. Répond Cassandra.
A peine un quart d’heure plus tard, la voiture est garée devant l’entrée de l’immense propriété de Jules. La splendide bâtisse de style victorien surplombe la ville. Cassandra ne peut cacher sa surprise. Tu habites ici ?
Non, non. Je t’ai emmenée jusqu’ici juste pour te faire réagir.
Tu es bête, souffle-t-elle, esquissant un sourire.
Tu ne m’as pas adressé la parole, ni même un regard depuis que nous sommes sortis du commissariat ! J’ai quand même payé ta caution !
Je ne t’ai rien demandé ! Se renfrogne Cassandra, en gravissant les marches du perron.
Tu es culottée ! S’emporte Jules. Je te revois après vingt ans sans aucune nouvelle de toi… Tu m’entraînes dans une histoire de fou … Un homme nous traque, essaie de nous discréditer, tente de nous tuer, puis finalement perd la vie, brûlé vif dans sa voiture ! …Et tu ne m’as rien demandé !
Il ouvre la porte, tout en continuant à pester, et, s’efface aussitôt pour laisser entrer Cassandra, qui préfère changer de sujet. Je vois que tu as réussi en vingt ans, constate Cassandra en désignant la maison. Où est donc passé le jeune homme en rébellion contre le système qui n’hésitait pas à défier les autorités en brandissant son poing bien haut ?
Il est toujours là. C’est pour cela que j’ai choisi d’être éditeur. Afin de publier des récits de vie qui dénoncent les injustices, grandes et petites, de ce monde ! Regarde, dit-il en entrant dans le salon.
Il désigne un ensemble d’ouvrages étalés sur la table basse. Cassandra en prend un au hasard, jette un œil distrait à la couverture et le repose aussitôt. Celui-ci traite du combat que mène une femme pour améliorer les conditions de vie de son fils atteint d’une maladie génétique. Cet autre relate…
Ok, ok, coupe Cassandra, tu m’as donc aidée ces dernières vingt-quatre heures uniquement en pensant tenir le prochain sujet pour un témoignage que tu pourras publier ? « Comment se faire piéger par son compagnon bipolaire »…Je vois…Conclue-t-elle, un peu amère.
Jules s’approche un peu plus près d’elle, au point de sentir son souffle sur lui. Il s’enivre de son odeur de cuir mêlé à celle plus acre de la cigarette. Il passe sa main dans ses cheveux courts, la regarde avec tendresse, effleure sa joue de ses lèvres, remonte vers son oreille et lui murmure : En toute amitié…comme avant…
Ils avaient toujours fait l’amour…en toute amitié. Ce jeu ambigu avait jalonné leurs années de fac et Jules semblait disposer à rejouer une partie vingt ans après.
Soudain, un sifflement strident envahit la pièce. Cassandra se bouche les oreilles avec ses mains. L’insoutenable sifflement persiste. Elle s’assied par terre, ferme les yeux. La tête lui tourne, elle se sent mal, et glisse doucement dans l’inconscience.
Cassandra regarde autour d’elle. Jules a disparu. Elle est dans sa chambre, chez elle. Le réveil sonne et affiche six heures. Elle se lève avec l’empreinte douloureuse que laisse un rêve ultra réaliste et, en même temps, impossible à se rappeler.
Elle ouvre la porte de sa chambre qu’elle prend soin de fermer à double tour depuis un an, terrifiée par les réactions imprévisibles de son compagnon. Les docteurs ont dit qu’il était dépressif. Cassandra n’en croit rien : il a déjà essayé de l’étrangler. Elle veut se séparer de Lui. Cependant, Lui reste et impose sa présence, instaurant un climat malsain, menant un jeu sordide où Cassandra a le sentiment de n’être qu’une proie vulnérable au prise avec un prédateur sanguinaire.
Elle s’engage dans le couloir menant à la cuisine, ne sachant si ce matin, c’est Dr Jeckill ou Mister Hyde qui l’attend devant la machine à café. Aucun signe de Lui, nulle part. Elle visite chaque pièce de la maison. Il a disparu.
Perplexe, elle n’a pas le temps de s’appesantir sur cette pseudo disparition. Son boss lui a confié une importante mission, qui peut faire décoller sa carrière de journaliste. Elle file se préparer et attrape le tram de justesse, vérifie sur son portable l’adresse de l’hôtel où elle doit trouver et interviewer un mystérieux éditeur qui fait un carton depuis peu et bouleverse les codes de l’édition. Pas de photos de cet éditeur et seulement un pseudonyme connu du public : Rebel.
A la lecture de ce nom, des bribes de son rêve lui reviennent en mémoire. Le tram ouvre ses portes à l’arrêt désiré…Pas le temps de remettre en ordre les pièces du puzzle de cette nuit. Cassandra saute sur le quai, et court jusqu’à l’angle du boulevard où se situe l’hôtel.
Cinq minutes plus tard, la jeune femme déboule dans le hall de l’hôtel, se heurte à un homme et tombe, assise sur le sol. Alors qu’elle maugrée en ramassant ses affaires, Cassandra voit une main se tendre vers elle, lève la tête et…. Jules ? S’exclame-t-elle.
L’homme lui sourit. Alors que sa main attrape celle de la jeune femme, la soulevant de terre d’un geste vigoureux, Cassandra revoit, en quelques secondes, le film de son rêve défiler devant ses yeux. En un éclair, elle se souvient de chaque détail…Chaque visage dont celui de Jules, présent à ses côtés, tout au long du cauchemar…Chaque situation jusqu’au dénouement où elle sort de garde à vue, suspectée du meurtre de son compagnon. Elle réalise quasi instantanément que sa mâtinée vient de débuter exactement comme dans son rêve. Un rêve ? Ou plutôt une prémonition…Une mise en garde envoyée par l’au-delà…Le synopsis du chapitre final à cette union avec Lui, ce diable au double visage.
Elle est sortie de ses pensées par Jules, qui s’inquiète gentiment pour elle : Ça va ? tu es toute pâle ?
Il est juste temps pour moi de clore cette histoire, dit-elle en souriant. Les prochaines vingt-quatre heures vont être agitées mais maintenant, j’ai une longueur d’avance sur Lui ! Fais-moi confiance !
Interloqué, Jules la regarde sans comprendre et repose sa question : Tu es certaine que ça va ?
Tu ne te rappelles de rien ? Rétorque-t-elle, empreinte du réalisme de son rêve prémonitoire. Laisse tomber… Je t’expliquerai. Viens, il faut partir d’ici maintenant ! Je vais très bien…Je suis juste…A vif…
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